Neuchâtel, prince des bulles
La tradition des effervescents neuchâtelois remonte au début du 19e siècle. Deux siècles plus tard, les bulles des grandes maisons du nord-ouest de la Suisse bénéficient de la vogue des effervescents. Trois producteurs emblématiques nous racontent l’histoire et les évolutions de leurs maisons.
«L’histoire des mousseux neuchâtelois commence au début du 19e siècle, explique Patrice Allanfranchini, le conservateur du Musée de la Vigne et du Vin de Boudry. A l’époque les commerces de Neuchâtel avaient des problèmes de débouchés pour leurs vins. Il faut rappeler que le vignoble totalisait alors près de 1300 hectares, soit le double de sa superficie actuelle. Les frères Bouvier se lancent alors dans la production de mousseux. Avec le retour de Neuchâtel dans le giron de la Prusse en 1814, ces deux entrepreneurs cherchent à obtenir des exonérations de douane. En 1830, ils obtiennent l’autorisation d’exporter leurs vins jusqu’à Berlin sans payer de taxes, ce qui va donner un coup de fouet à la production d’effervescents neuchâtelois, car ces pionniers seront vite imités par d’autres maisons qui entendent bénéficier de ces franchises.» Pour notre historien du vin neuchâtelois, l’élaboration de mousseux permet de faciliter la commercialisation du blanc neuchâtelois. «Au début du 19e siècle, le vignoble neuchâtelois produit environ six millions de litres par an. Un tiers de cette production est exportée en dehors des frontières cantonales, principalement dans les cantons alémaniques de Berne et Soleure. Toutefois, des documents montrent que durant le 19e siècle, des crus de Neuchâtel sont exportés hors des frontières de la Confédération. Outre la Prusse, qui comme expliqué plus haut devient le principal débouché du vignoble neuchâtelois, les blancs et les mousseux de la Principauté de Neuchâtel se boivent en Afrique du Sud, aux Etats-Unis, en Colombie ou encore au Panama. Cette diffusion doit beaucoup au caractère carbonique des blancs de la région qui leur permet de résister mieux que les autres aux transports sur des longues distances. Une caractéristique bien entendu renforcée dans les effervescents qui, toutefois, ne constituent qu’une petite minorité de la production totale.»
Maison Mauler
Producteur emblématique d’effervescents, la Maison Mauler est établie dans le Prieuré Saint-Pierre que l’on peut sans peine qualifier de plus belle cave de Suisse. «Les recherches archéologiques récentes montrent que les premières traces de ce monastère bénédiction datent du 6e siècle. La petite église du début a été agrandie, puis deux siècles plus tard, deux églises parallèles ont cohabité. En réalité, le Prieuré Saint-Pierre a été un chantier constant qui a connu des transformations permanentes au fil des siècles», rappelle Christine Mauler. Avec la Réforme de 1538, les moines s’exilent en Franche-Comté, tandis que les bâtiments connaissent des utilisations diverses. Les bâtiments seront toutefois toujours occupés et maintenus dans de bonnes conditions. «Nous avons refait récemment les 2500 mètres carrés de toiture. Il a fallu changer quelques poutres de la charpente, mais celle-ci était dans un état général remarquable pour ses 500 ans», poursuit la maîtresse des lieux.
Il faut attendre 1829 pour que le Prieuré prenne une orientation viticole. Situé au cœur du Val-de-Travers, dans une région plus réputée pour son absinthe et ses forêts que pour ses vignobles, l’ancien couvent va pourtant taper dans l’œil d’Abraham Louis Richardet. Celui-ci, qui s’est formé en Champagne, entend utiliser les caves profondes du monastère pour y stocker des effervescents lors de la période de vieillissement sur lattes. En 1859, Louis-Edouard Mauler rachète la société et débute une époque qui continue aujourd’hui avec l’arrivée de la cinquième génération à la tête de l’entreprise. «Amélie, ma nièce a rejoint l’entreprise il y a une année», explique Jean-Marie Mauler qui dirige la société depuis 1990. «A l’heure actuelle, nous sommes en train de racheter des vignes pour assurer nos approvisionnements. Nous achetons également des quantités importantes de raisin, du côté de Neuchâtel bien sûr, mais aussi à Genève qui fournit entre autres un Chardonnay de très bonne qualité. En tout, nous commercialisons quelques 500 000 bouteilles par an, et ce, sans compter les cuvées vinifiées à façon pour des clients romands ou alémaniques».
Si l’entreprise reste fidèle à la méthode traditionnelle, et revendique même un certain classicisme, elle sait aussi se montrer inventive lorsque les circonstances le demandent. «Pour certains de nos vins, nous utilisons des cépages venant de Bordeaux ou de Loire. Le Cabernet Sauvignon, par exemple, entre dans l’élaboration du Brut Rosé Tradition, explique Jean-Marie Mauler. L’apport de ces cépages, qu’on ne trouve pas en Champagne, nous permet de créer des assemblages de très grand qualité, reconnues dans les concours internationaux et qui plaisent à la clientèle, qui ne sont pas reproductibles dans d’autres régions où seuls le Chardonnay et les Pinot sont autorisés.»
www.mauler.ch
Caves Châtenay-Bouvier SA
«A mon arrivée, les effervescents étaient élaborés avec des raisins achetés en France. Très vite, nous avons décidé de nous tourner vers une production de plus haute qualité issue de raisins de Neuchâtel», explique Janine Schaer l’œnologue en charge du premier effervescent de Suisse. «Nous avons des écrits datant de 1806 dans les archives cantonales qui parlent des frères Bouvier. Venus de Pont-Saint-Esprit dans le Gard, ceux-ci ont tenté d’élaborer des mousseux. La qualité du verre constituait le principal défi. Ces textes mentionnent que près des ¾ des bouteilles utilisés pour les premières mises ne résistaient pas à la pression. Ce n’est que lorsqu’ils ont trouvé un verrier offrant une qualité suffisamment régulière que les frères Bouvier ont pu lancer un produit économiquement viable», poursuit Pierre-Alain Jeannet, le directeur de la Cave des Coteaux, coopérative qui a repris les Caves Châtenay-Bouvier en 2003. Celui-ci précise: «les frères Bouvier ont connu des fortunes diverses. A leur apogée, ils produisaient plusieurs centaines de milliers de bouteilles avec des raisins de Neuchâtel de ce qui était déjà un produit de luxe. L’entreprise fournissait même la table du roi de Prusse, qui reste prince de Neuchâtel jusqu’en 1848. Lorsque la fortune se met à tourner, à la fin du 19e siècle, la famille Bouvier se tourne vers Samuel Châtenay, un personnage emblématique du vignoble neuchâtelois. Au décès de celui-ci, les caves sont reprises par la maison Amann qui impose que les mousseux soient désormais élaborés avec des vins de base étrangers à l’image de ce que faisaient la plupart des autres maisons de l’époque. Les marges étaient importantes, la qualité faible.» Ce qui explique que, lorsque la Cave des Coteaux rachète Châtenay-Bouvier en 2003, la direction décide d’arrêter définitivement les mousseux à base de vins étrangers. Un choix judicieux confirmé par les dégustateurs du Grand Prix du Vin Suisse qui couronneront le Bouvier Brut en 2012 et le classeront deuxième en 2015.
www.chatenay.ch
Thiébaud & Co SA
«Les Thiébaud ont émigré depuis la France vers 1350. Les plus anciennes traces de l’encavage remontent à 1834. A l’époque, la famille produisait des vins tranquilles de Neuchâtel. Il faut attendre les années 1880 pour voir apparaître les premiers mousseux. Il semblerait que mon arrière-grand-père ait racheté une maison de Neuchâtel qui importait, élaborait et mettait en bouteille de l’Asti Spumante. Avec le développement des grandes surfaces, après la Deuxième Guerre Mondiale, nous avons produit jusqu’à 900 000 bouteilles de ce Moscato par année. Les spécialités neuchâteloises sont venues s’ajouter à la gamme dans les années 1990, lorsque les mousseux italiens n’étaient plus destinés qu’à des marchés de grande distribution», confie Olivier Thiébaud. Aujourd’hui l’entreprise, qui élabore tous ses effervescents en cuve close, a vendu ses marques de grande distribution pour se concentrer sur des bulles neuchâteloises et romandes. «Nous travaillons avec des vignerons qui élaborent des vins de base. La qualité de celui-ci est primordiale. Il faut une bonne typicité, ainsi qu’une acidité marquée qui sera la colonne vertébrale du produit. Ensuite, le choix des levures et la maîtrise de la prise de mousse jouent aussi un rôle.» Interrogé sur la différence entre méthode traditionnelle et cuve close, Olivier Thiébaud sourit: «Avec la méthode Charmat, nous avons une maîtrise de tous les paramètres de la prise de mousse, ce qui permet d’obtenir une bulle extrêmement fine. Dans les concours, la méthode d’élaboration n’étant pas indiquée, nos produits se classent aussi bien que les méthodes traditionnelles.»
www.thiebaud.ch
Cet article est paru dans le hors-série Neuchâtel 2017.
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