Deux mille ans de vignes à Neuchâtel
Patrice Allanfranchini, conservateur du Musée de la Vigne et du Vin du Château de Boudry, nous emmène à la découverte du vignoble Neuchâtelois, une entité relativement homogène qui connaîtra son apogée au début du 17e siècle et peut être considéré comme pionnier dans l’exportation des vins, dans l’élaboration des effervescents et dans l’étiquetage des bouteilles.
Quelles sont les origines du vignoble de Neuchâtel?
La plus ancienne mention de vignes dans le canton a longtemps été l’acte de fondation du prieuré de Bevaix en 998. Les travaux du professeur Jean-Daniel Morerod ont permis de mettre à jour des documents plus anciens d’un demi-siècle. Cependant, il faut comprendre que ces actes signifient que la présence de la vigne était préexistante dans la région et non qu’elle ait été plantée cette année-là. On peut sans risque postuler que la vigne s’est développée sur le littoral neuchâtelois dès l’occupation romaine (58 avant Jésus-Christ). Elle a ensuite sans doute perduré jusqu’à nos jours avec des fluctuations causées par les évolutions économiques, politiques et climatiques. On sait ainsi que de l’an mil au 17e siècle, le vignoble s’accroît jusqu’à frôler les 1300 hectares. Après la Guerre de Trente Ans, la courbe s’inverse jusqu’à atteindre 600 hectares aujourd’hui.
A quoi ressemblait Neuchâtel à l’époque romaine ?
Il n’y avait pas de bourg important comme Avenches ou Octodure. Par contre, une voie romaine (la Vy d’Entra) suit la rive nord du lac de Neuchâtel qui est bordée par une série de propriétés importantes. La principale, qui est peut-être même la plus conséquente de tout le territoire suisse, est la villa gallo-romaine qui se trouve aujourd’hui sous les murs actuels du Château de Colombier, dont on peut dire qu’elle est peut-être la seule habitation occupée depuis plus de deux mille ans.
Et au Moyen-Âge, quelle est l’importance du vignoble dans le comté de Neuchâtel?
Nous disposons de peu de documents sur la région, car beaucoup d’archives ont été détruites par le feu ou les eaux. La charte de franchises de la ville de Neuchâtel datée de 1214 comprend de nombreuses mentions qui montrent l’importance économique de la ville pour les finances du comte. Celui-ci qui se réserve le droit de ban, mais aussi le droit de vendre son vin en premier. A partir de l’an mil, le vignoble va augmenter en surface de manière continuelle. Jusqu’à la fin du 15e siècle, il est entrecoupé de champs, de parcelles de céréales ou d’arbres fruitiers. A partir du 16e siècle, il constitue un ruban ininterrompu de Vaumarcus jusqu’au Landeron.
Quelles sont les causes de ce développement du vignoble ?
Tout simplement la rentabilité de cette culture, bien supérieure aux autres! Un hectare de vigne suffit pour faire vivre une famille, ce qui n’est pas le cas avec une surface équivalente de terre agricole. Cet intérêt économique évident explique que l’intégralité des coteaux soit dévolue à la viticulture, tandis que les céréales sont plantées dans les zones planes, principalement dans le Val de Ruz qui, depuis l’époque romaine, est le grenier à blé du canton.
Le ban des vendanges instauré en 1214 avait pour but de faciliter la récolte de l’impôt. Celui-ci était-il élevé ?
Les impôts de l’Ancien Régime étaient globalement moins lourds que ceux d’aujourd’hui. La dîme, qui revenait soit au comte, soit à l’Eglise, était, en fonction des quartiers, d’une gerle (récipient en bois transporté par deux hommes qui servait d’unité de mesure) sur onze ou d’une gerle sur dix-sept. Nous sommes donc en-dessous de 10%.
Peut-on parler d’un apogée du vignoble neuchâtelois et pourquoi va-t-il commencer à décroître ?
Le vignoble de Neuchâtel s’agrandit sans discontinuer jusqu’au milieu du 17e siècle. Vers 1650, il s’étend sur 1350, soit plus du double de sa superficie actuelle. Après la Guerre de Trente Ans (1618-1648), le Conseil d’Etat fait arracher des vignes plantées sur des terres agricoles. Le vignoble commence donc à se réduire. Au siècle suivant, il pâtit de la concurrence avec la construction. Au 19e siècle, la diminution est due à l’arrivée des ravageurs américains et à la perte des privilèges consécutive à la révolution de 1848.
Neuchâtel s’est spécialisé dans la culture du Pinot Noir. Les premières traces de la vigne ont longtemps été liées à l’abbaye de Bevaix. La Bourgogne a-t-elle fortement influencé la viticulture neuchâteloise ?
En réalité, pas du tout. Les trois abbayes (Môtiers, Fontaine-André et Bevaix) avaient certes des vignes, mais la très grande majorité des terres étaient aux mains de familles bourgeoises et aristocratiques de la région ou habitant les cantons de Soleure et Berne peu dotées en terres viticoles. De fait, le principal propriétaire terrien, et viticole, était le comte de Neuchâtel. Quant au Pinot Noir, il a gagné en importance au 20e siècle. Jusqu’en 1900, le rouge ne représente qu’un dixième de la production. Il n’y a donc pas d’influence bourguignonne notable sur la région.
Peut-on dans ce cas parler d’une influence vaudoise?
On sait que les variétés blanches, désignées par les termes de Loye blanche ou Loye verte, peuvent être assimilées au Chasselas. L’encépagement blanc du vignoble de Neuchâtel étant attesté dans des textes du 11e siècle, cela jette quelques doutes sur l’origine lémanique de cépage. Pour moi, le Chasselas s’est développé en Romandie sans que l’on puisse lui attribuer une origine précise.
Quels sont les domaines dans lesquels le vignoble de Neuchâtel a fait œuvre de pionnier ?
Au début du 19e siècle, un besoin de diversification se fait sentir. La famille Bouvier se lance dès 1810 dans l’élaboration des vins effervescents. Cette innovation est liée au développement de la bouteille qui permet de commercialiser les vins autrement qu’en tonneau. Ce qui débouche rapidement sur la mise en place de marques, puisque les nouveaux flacons en verre sont habillés d’étiquettes. En 1830, la famille Bouvier va obtenir l’exclusivité de la vente d’effervescents sur le territoire du Royaume de Prusse, ce qui lui assurera un succès certain qui cessera en 1848 lorsque la Principauté de Neuchâtel devient une république complètement intégrée à la Confédération Helvétique. On peut donc considérer que, en ce qui concerne les mousseux, les étiquettes et l’exportation, Neuchâtel a joué un rôle particulièrement innovant et important.
Biographie
Licencié ès lettres de l’Université de Neuchâtel, Patrice Allanfranchini est la mémoire vivante du vignoble de Neuchâtel. Professeur de didactique de l’histoire à la HEP de Berne, Jura et Neuchâtel et conservateur du Musée de la Vigne et du Vin du Château de Boudry, cet historien est l’auteur de dizaines de contributions scientifiques en relation avec le vignoble du canton de Neuchâtel. En 2017, il a publié aux Editions du Griffon «La Vigne en Noir et Blanc ». Cet ouvrage de référence sur le vignoble de Neuchâtel présente non seulement des dizaines d’illustrations d’époque, mais il intègre aussi les principaux résultats des quarante ans de recherche que Patrice Allanfranchini a consacrés aux vignes disséminées entre Vaumarcus et La Landeron.
Cet article est paru dans le hors-série Neuchâtel 2017.
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