Boire et manger à Genève à l’époque de Calvin
Que buvait-on à Genève entre la découverte du continent américain et l’arrivée de la Réforme? C’est le sujet d’une étude de l’historien aujourd’hui décédé, Jean-François Bergier, qui présente la consommation comme la politique viticole de la Genève de la Renaissance.
Dans les sociétés anciennes de l’Europe méridionale, le vin représentait en milieu urbain «à la fois l’unique excitant accessible, et surtout la seule boisson courante. L’eau potable n’était le plus souvent guère disponible en quantités suffisantes pour une population concentrée. Et tout substitut efficace faisait défaut : le lait posait des problèmes de transport, de conservation et, partant, de prix insurmontables. La bière n’était guère produite, à l’époque qui nous intéresse, au sud du Rhin; à Genève, elle n’est pas mentionnée avant le début du 17e siècle. De sorte que les gens, à quelque milieu social qu’ils aient appartenu, buvaient du vin. Ils en buvaient beaucoup», explique celui qui sera surtout connu pour avoir présidé la commission chargée de faire la lumière entre la Suisse et l’Allemagne pendant le Deuxième Guerre Mondiale.
Les vins de Genève
Jusqu’en 1533, Genève est, comme Lausanne, dirigée par un évêque qui possède le titre de Prince du Saint-Empire romain germanique. A fin du Moyen-Âge, la vigne devient une culture de plus en plus rentable et les riches familles urbaines font des acquisitions massives de vignes. «Il semble que cela soit devenu une mode, qui présentait pour le propriétaire trois avantages au moins: il assurait sa propre consommation; son vin lui coûtait moins cher, d’autant moins que le vin « bourgeois » destiné à la consommation familiale était moins lourdement taxé; enfin, il pouvait vendre une partie de sa récolte et en tirer bénéfice», précise Jean-François Bergier dans son étude intitulée «Le vin des Genevois». Les habitants consomment essentiellement, du «vinum patriae», un vin de pays des alentours de la cité. Comme la consommation dépasse de beaucoup la production, trois régions fournissent les caves de la ville. Tout d’abord La Côte, alors sous l’autorité du prince-évêque, qui donne le «Soumont», puis deux régions savoyardes, la Semine et la Chautagne. Cette dernière fournit des rouges de qualité, qui coûtent en général le double du prix des crus locaux. Dans les grandes occasions, les notables ouvrent leurs meilleures bouteilles qui viennent en général de Grèce ou de Crète.
250 litres par an et par habitant
Les taxes permettent de connaître assez précisément les quantités de vin qui entrent dans la ville. Les historiens ont donc pu estimer la consommation moyenne par an et par habitant à 250 litres par personnes (contre une trentaine aujourd’hui). Un chiffre confirmé par un fait amusant comme le précise Jean-François Bergier: «le Conseil général fixa, en 1541, la prestation en vin en faveur de Calvin (qui comme tout les pasteurs recevait un salaire en espèces et en nature) à deux bossettes, soit 650 litres par an. Il semble donc que cette quantité fût alors regardée comme raisonnable pour couvrir la consommation d’un ménage». Il semble que les crus de l’époque affichaient toutefois un taux d’alcool nettement inférieur aux 13° ou 14° degrés qui sont d’usage aujourd’hui. Une chose pourtant n’a pas changé. Le vin était déjà l’un des produits les plus contrôlés. Ce qui n’empêche pas les fraudes et les abus. Ainsi, en septembre 1555, pour punir les taverniers qui spéculent sur le vin, «il fut interdit à tous les habitants de Genève de «hanter» leurs établissements sous peine d’une forte amende payable autant par l’hôte que par le client. Néanmoins, une exception fut accordée à ceux qui voulaient tenir compagnie à des étrangers, ce qui pouvait être nécessaire au traitement des affaires… ».
Manger au deuxième millénaire
Le professeur Bergier s’est intéressé à l’acte de manger en Suisse. Son étude, qui couvre une période allant de l’an mil jusqu’au début du 21e siècle, montre que des périodes fortement contrastées se sont succédées. Jusqu’à la fin du premier millénaire, les populations établies sur le territoire helvétique comme celles du reste de l’Europe, vivent dans un état qu’on pourrait qualifier de sous-développé. Les trois quarts du continent sont couverts d’une forêt dense qui, si elle offre quelques opportunités de diversification alimentaire grâce au gibier et aux baies, apparaît surtout comme difficilement pénétrable et dangereuse. A la base de l’alimentation on trouve donc les céréales. Mais celles-ci offrent des rendements misérables: entre trois à cinq grains récoltés pour un grain semé. Sans compter qu’un tiers de la récolte doit être conservé pour les semailles de l’année suivante.
Les trois cents glorieuses
Tout change autour de l’an mil. «Brusquement : en l’espace d’une ou deux générations, soit aussi promptement que lors de la révolution industrielle, ou qu’en notre temps […] s’engage alors pour tout l’Occident une période de croissance qui n’a pas d’équivalent dans toute notre histoire», écrit Jean-François Bergier. L’historien précise que si ses causes ne sont pas clairement identifiées, «la singularité de cette phase de croissance est sa durée : elle va se poursuivre pendant trois bons siècles, jusqu’en 1300.» C’est l’apparition de l’assolement triennal et des moulins à eau. On assiste aussi au recul de la forêt face à l’agrandissement des terres arables et au développement des villes qui poussent comme des champignons dans toute l’Europe. Les régions alpines, qui se lancent dans l’élevage ovin et bovin, tirent tout particulièrement leur épingle du jeu.
Faire bonne chère à la Renaissance
Le 14e siècle et ses désastreuses épidémies de peste coïncident avec un recul important du bien-être de la population, qui a elle-même fortement décliné. Peu à peu, le rapport entre montagnards et urbains s’inverse pour devenir favorable aux villes. Selon Jean-François Bergier : «le 16e siècle est un siècle de nutrition suffisante, équilibrée, saine, en regard des générations d’avant ou d’après. C’est le siècle de la viande fraîche.» Le professeur explique que le commerce international apporte dans les cuisines genevoises des épices comme le poivre, la muscade, la cannelle, la moutarde, les agrumes, l’huile d’olive, les vins doux de la Méditerranée et ceux plus puissant de Bourgogne, les harengs salés de la Mer du Nord et les morues de Terre-Neuve. A une époque où l’assiette en étain remplace la planchette en bois et le verre individuel détrône le gobelet qui passe de convive en convive, le jardinage devient (déjà) un hobby des bourgeois des cités. On plante des artichauts, du melon, des abricots, de la laitue et des framboises à côté des légumes traditionnels: oignons, navets et choux.
Les pénuries du refroidissement climatique
L’arrivée du «petit âge glaciaire» au 17e siècle bouleverse la donne. C’est le retour de périodes de disette, voire de famine, qui transforme les habitants de la Suisse actuelle en mercenaires ou les poussent vers l’émigration. Une situation qui ne changera pas jusqu’au 20e siècle lorsque le développement du commerce international assurera une sécurité alimentaire, encore précaire aujourd’hui puisque plus de la moitié des aliments consommés dans notre pays sont importées de l’étranger.
Cet article est paru dans le hors-série Genève 2018
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