Alcools du Valais: entre ombre et lumière
Le tonnelet des molosses élevés par les chanoines du Grand Saint-Bernard est à l’image du monde des alcools valaisans. Dans cet univers de traditions orales largement diffusées, mais confortées par peu de sources historiques fiables, on titube entre fantaisie et communication. «Le tonnelet est une légende tenace qui n’a pour l’heure été confirmée par aucune preuve tangible, explique Claudio Rossetti, le directeur de la Fondation Barry qui s’occupe désormais des chiens de l’hospice. Il semblerait que tout commence avec le tableau du peintre animalier Sir Edwin Landseer. En 1820, ce Britannique représente pour la première fois un chien de sauvetage avec un tonneau accroché au cou. Très vite, l’image devint icône pour apparaître désormais indissociable de la race nationale helvétique.» Et, peut-être, que si le cliché s’est si profondément ancré dans l’inconscient collectif c’est que ces photogéniques géants sont originaires d’une région où liqueurs et eaux-de-vie faisaient alors autant partie du paysage culturel que les sommets enneigés et les forêts de mélèzes.
Le couple célèbre
Sur les quatre eaux-de-vie helvétiques détentrices d’une appellation d’origine protégée (AOP), deux sont produites exclusivement en Valais: l’Abricotine et l’eau-de-vie de poire du Valais.
Abricotine AOP
Fruit savoureux et exigeant peu de protection phytosanitaire, mais mal adapté au transport à cause de sa fragilité, l’abricot Luizet aurait sans doute été relégué au rang d’ancienne variété que l’on encense dans les musée mais que l’on arrache des vergers sans la distillation. Créée en 1838 par le français Gabriel Luizet, cette variété – qui constitue au minimum 90% d’une Abricotine certifiée – est importée en Valais par son obtenteur. Originaire d’Extrême-Orient, mais connu depuis deux millénaires dans le bassin méditerranéen, l’abricot était déjà cultivé dans le canton alpin. Pourtant, les qualités gustatives du Luizet vont lui permettre de s’imposer à la fin du 19e siècle dans les vergers de la plaine devenus cultivables grâce à l’endiguement du Rhône. Sain, propre, sans résidus, à maturité, tendre et se liquéfiant autour du noyau: voici les qualités indispensables des fruits produits, stockés, fermentés, distillés et mise en flacons dans le canton qui veulent prétendre à l’AOP.
Eau-de-vie de poire du Valais AOP
Seule la variété Bon-Chrétien Williams est utilisée dans l’élaboration d’Eau-de-vie de poire du Valais dont l’AOP date de 2001. Si la culture de la poire en Valais remonte au Moyen-Âge, ce fruit d’origine asiatique est exclusivement cultivé pour la table jusqu’en 1945. Selon l’inventaire du Patrimoine culinaire suisse, cette année-là une tempête abîme les fruits du vigneron Francis Germanier. Afin de minimiser ses pertes, il distille une partie de la récolte qu’il a laissé mûrir en caissette. Le résultat convainc immédiatement les amateurs de la région. Huit ans plus tard, André Morand protège le terme Williamine (une marque commerciale exclusivement réservée à cette maison emblématique) et assure le succès international de ce nouveau spiritueux. Les ventes explosent, la production aussi. On passe de 800 tonnes de Williams distillées en 1956 à 3600 deux ans plus tard. Un succès encore renforcé par les très populaires bouteilles contenant une poire que l’on a fait pousser dans la bouteille, un tour de force aussi compliqué à réaliser que risqué sur le plan économique.
Génépi : le cousin alpin de l’Absinthe
Une plante proche de l’absinthe interdite de cueillette, une tradition de montagnards peu sourcilleux en matière de comptabilité: ces deux arguments expliquent le flou qui entoure cet alcool des Alpes.
«Les informations historiques concernant le génépi (tant la plante que l’eau-de-vie) en Suisse sont pour ainsi dire inexistantes», indique l’inventaire du Patrimoine culinaire suisse. On sait pourtant que les cinq espèces d’armoises (une famille de plante dont les plus célèbres représentants sont la petite et grande absinthe) connues sous le terme savoyard de génépi sont appréciées sous forme de liqueur ou d’eau-de-vie depuis plus de deux siècles dans tout l’arc alpin. Les plantes, que l’on récolte à la main et que l’on fait macérer dans du marc ou dans de l’alcool de grain neutre, sont protégées en Valais. Les spiritueux valaisans commercialisés utilisent donc de plantes importées ou des rares cultures d’armoises plantées ces dernières années. Produit de niche, le génépi bénéficie d’une certaine renommé dans les Alpes latines, mais semble presque inconnu une fois franchie la barrière des roestis. Et ce y compris dans les régions germanophones des Alpes où pousse l’armoise.
La gentiane, le vrai goût de la terre
On l’adore ou on la déteste, mais la gentiane ne laisse personne indifférent. Rencontre avec une eau-de-vie de racine qui présente, selon la tradition, douze vertus.
«En 1814, deux valets de l’hospice du Grimsel recueillirent 530 quintaux de racine de gentiane dans des communes du Haut Valais et en distillèrent 1100 pots d’eau-de-vie qu’ils vendirent au voyageurs qui passaient près de leur cabane» relate Jean Pinot dans sa «Statistique de la Suisse». Aujourd’hui, les deux entrepreneurs auraient sans doute besoin de plusieurs années pour écouler une telle quantité de celle qu’on appelle aussi «fée jaune» dans l’arc jurassien. En effet, le goût terreux persistant et très prononcé – qui présente plus d’intensité si les racines ont été simplement brossées plutôt que lavées – apparaît presque anachronique dans la paysages gustatif moderne. Alors, pour sauver cette curiosité de montagne en voie d’extinction, une seule option: mettre en avant les vertus – elle serait apéritive, digestive, dépurative, stomachique, carminative, fébrifuge, rafraîchissante, salivaire, reconstituante, tonique, vermifuge et stimulante – que lui prête la tradition.
Article paru dans le Swiss Wine Journal 2018 consacré au Valais