Le Dézaley à l’époque des moines
L’histoire du Dézaley apparaît indissociablement lié à la ville de Lausanne, qui reste le principal propriétaire foncier de cette appellation d’exception. Pour comprendre l’influence de la cité lémanique sur le vignoble, il faut se rappeler que Lausanne était durant tout le Moyen-Âge un pôle culturel, politique et économique que la domination bernoise mettra sous le boisseau pour plusieurs siècles. L’essor de Lausanne débute au 6e siècle, lorsque la ville remplace Avenches en tant que centre administratif et religieux. Neuf siècle durant, une cinquantaine d’évêques vont se succéder à la tête d’un diocèse qui couvre le Pays de Vaud, le canton de Fribourg, celui de Neuchâtel ainsi que de la moitié du canton de Berne et de Soleure. Ces dignitaires religieux possèdent aussi un domaine temporel, beaucoup plus réduit et morcelé, dont la prospérité attire malgré tout les convoitises de puissants voisins: Berne et la Savoie surtout, mais également la Bourgogne, Fribourg, Genève et le Valais.
Lavaux, propriété lausannoise
En 1032, la Bourgogne qui englobe le territoire actuel du canton de Vaud entre dans le giron du Saint-Empire Romain Germanique. L’évêque de Lausanne devient prince immédiat de l’Empire. Désormais, il ne rend des comptes qu’à l’empereur lui-même et peut, théoriquement, diriger ses fiefs comme bon lui semble. Entre 1056 et 1089, alors qu’un conflit fait rage entre l’empereur et le pape, le trône épiscopal lausannois est occupé par Burcard d’Oltingen. Celui-ci fait partie des plus fidèles soutiens du souverain Henri IV. Il l’accompagne à Canossa lorsque l’empereur doit aller demander pardon au pape Grégoire VII pour éviter d’être excommunié. En remerciement de sa fidélité, cet ecclésiastique que ses ennemis surnomment l’Antéchrist de Lausanne reçoit en 1079 les fiefs de Lutry, Villette, Corsier et Chexbres. « Lausanne, ville d’Empire et siège de l’évêché va gagner en importance jusqu’à la fin du 13e siècle. Elle atteint son apogée lors de la rencontre entre le pape Grégoire X et l’empereur Rodolphe de Habsbourg en 1275. Toutefois, à force de lutter contre la Savoie et ses propres bourgeois, l’évêque perd de l’influence » explique Jean-Daniel Morerod, professeur à l’Université de Neuchâtel. « Dans les luttes de pouvoir qui opposent l’évêque à ses nombreux adversaires, les moines cisterciens font figure d’alliés fidèles. Plusieurs d’entre eux serviront d’ailleurs de chancelier ou de conseiller au prince-évêque ».
Une bureaucratie utile
Dans une région épargnée par les guerres et relativement prospère, l’administration prend un rôle toujours plus important. « L’Occident bascule dans l’écrit à la fin du 12e siècle. A partir de 1220, on se met à écrire beaucoup et la paperasserie, surtout juridique, devient considérable à la fin du Moyen-Âge, explique Jean-Daniel Morerod. Celle-ci s’explique par la redécouverte du droit romain et peut-être par une euphorie économique, accompagnée d’un réchauffement climatique, qui commence peu après l’an mil. Cet optimisme durera jusqu’au début du 14e siècle qui voit l’arrivée d’épidémies dévastatrices (en 1348 et 1360 la peste ravage Lausanne qui perd près du tiers de sa population) ». Cette bureaucratie donne une importante série d’indices sur le vignoble médiéval – on rencontre ainsi un parchemin où deux voisins se promettent de ne pas planter de noyer dans leurs vignes afin de ne pas se faire de l’ombre – sans toutefois offrir de vision générale. On sait ainsi que divers types de vin cohabitent: le supra matrem, un vin de l’année encore sur lie, et le vin regie, qualifié de « bon, recevable et marchand ». De même, comme divers cépages sont complantés dans une même parcelle, les vignerons peuvent produire du blanc, du rouge ou un mélange des deux. Les pressoirs, à l’époque situés au milieu des vignes, et les caves permettent d’ailleurs l’élaboration de cuvées différents. Des textes de 1200 attestent déjà que la qualité du blanc surpasse largement celle du rouge. Ces éléments, déjà connus, proviennent presque tous d’un ouvrage unique, La vigne dans la partie méridionale de l’ancien domaine de Lausanne, une thèse de doctorat écrite en 1959 par Anne-Marie Courtieu Capt. L’auteur y regrette d’ailleurs que l’intégralité de ses sources proviennent uniquement des archives vaudoises et qu’elle n’ait pas eu accès aux documents savoyards de l’époque. Ce qui laisse entendre qu’une partie non négligeable de l’histoire du vignoble du Dézaley et de Lavaux reste encore à écrire.
Le Dézaley, vin prisé
« En 1392, l’inquisiteur qui loge à l’hôpital d’Yverdon se plaint du vin. Il exige un cru de qualité supérieur et demande du vin de Lavaux. Cette requête se traduit par une note dans les comptes qui justifient une dépense extraordinaire pour l’achat de vin cher. » L’anecdote de Jean-Daniel Morerod prouve que les vins des domaines monastiques, considérés déjà comme les plus prestigieux de Lavaux, possèdent une réputation ainsi qu’une valeur marchande conséquentes. Ils sont d’ailleurs prisés de la noblesse bernoise et fribourgeoise. Des archives montrent que, entre 1344 et 1350, le prix du muid de Dézaley (environ 600 litres) a oscillé entre 60 et 140 sols sur le marché lausannois. A cette époque, un maçon gagnait deux sols par jour. Une conversion grossière donne une fourchette de 15 à 35 francs d’aujourd’hui par litre de vin.
Avec le texte consacré aux différentes abbayes propriétaires de vigne, cet article fait partie du dossier sur l’histoire médiévale du Dézaley paru dans l’édition d’automne 2015 du Guillon.